Michel Chapuis

1930 (janvier), Naissance à Dôle (Jura)

Avant 1946, Initiation à l'orgue avec Jeanne Marguillard (organiste de la cathédrale de Besançon)

1946-50, École César Frank à Paris ; élève de René Malherbe et d'Édouard Souberbielle

1950-51, Conservatoire de Paris, classe de Marcel Dupré, Premier prix d'interprétation et d'improvisation

1951, Titulaire de l'orgue de Saint-Germain-l'Auxerrois, et stage de facture d'orgues chez Müller

1954-70, Titulaire de l'orgue Clicquot de Saint-Nicolas-des-Champs

1954-1963, Titulaire de l'orgue de choeur de Notre-Dame de Paris (fonction où, selon ses propres dires, il apprend beaucoup)

1956-79, Professeur au conservatoire de Strasbourg

1964-aujourd'hu, Co-titulaire par quartiers de l'orgue Saint-Sévérin à Paris (reconstruit par Alfred Kern)

1979-89, Professeur au Conservatoire de Besançon

1989-94, Professeur au Conservatoire National Supérieur de Paris

1995, Titulaire de l'orgue de la Chapelle royale du château de Versailles, reconstruit par Boisseau et Cattiaux

 

 

Interview réalisée à la session de Marienthal en février 2003

Marc BAUMANN : Michel Chapuis, quelles ont été vos premières émotions musicales et comment êtes-vous venu à l’orgue ?

Michel CHAPUIS : Mes premières émotions musicales, ce n’était pas de l’orgue ; c’était plutôt de la musique de variété. J’aime bien bricoler, vous le savez, j’aime bien aussi faire les brocantes. Mes premières émotions musicales, c’est quand je posais un disque 78 tours sur un vieux phono qui n’avait plus de moteur ! Et je tournais le disque à la main jusqu’à retrouver le diapason exact. Alors j’étais très heureux quand j’entendais quelque chose qui avait un peu figure humaine... en tournant ces disques. Mais c’est les toutes premières émotions, c’est à dire quand j’avais 6 ou 7 ans. Et ensuite mes premières émotions d’orgue, c’est quand j’ai entendu pour la première fois l’orgue de Dole, dans mon pays natal. Ma grand-mère m’avait conduit dans cette église un jour de première communion et c’est là que j’ai entendu ce grand orgue. J’ai été subjugué !

M.B. : On peut dire que votre nom est et restera lié à l’orgue et à sa redécouverte dans les années 50. Comment les choses se sont-elles réellement passées quand vous êtes arrivé en Alsace ?

M.C. : Tout d’abord avant l’Alsace j’étais arrivé à Paris. Et de ma province natale, donc la Franche-Comté, j’étais arrivé dans la capitale à une époque où il y avait beaucoup d’instruments électriques et je pensais que l’avenir était là ! Avec le vieil orgue de Dole je m’étais dit « on n’est pas très moderne » chez moi. Et puisque dans la capitale normalement ça doit être mieux qu’en province, je me suis dit "il faut certainement faire quelque chose d’équivalent à ce que je joue, à ce que je vois ici". Mais ça me choquait tout de même d’entendre certaines sonorités d’orgues romantiques, pas de grande qualité (je ne parle pas des Cavaillé-Coll mais d’autres instruments). Et déjà là, ça a été un premier choc pour moi quand je me suis rendu compte, en revenant à Dole, qu’il y avait une telle distance entre les instruments que j’entendais dans la capitale et Dole. Et finalement je me suis rallié à cette idée que Dole était quand même mieux que tout ce que j’avais entendu là-bas !

Alors vous me posez une deuxième question concernant mon arrivée à Strasbourg. Elle est due au fait qu’à l’époque j’étais organiste de chœur à Notre-Dame de Paris. Et la chorale de l’abbé Hoch est venue chanter à Notre-Dame. J’ai accompagné cette chorale, on a donné plusieurs concerts dont un au théâtre des Champs-Elysées, un autre je crois à la salle Pleyel où il y avait encore l’orgue à ce moment-là. Je les ai donc accompagnés et puis à la fin de ces deux concerts, Monseigneur Hoch m’a dit que bientôt il y aura un poste vacant à Strasbourg, « est-ce que vous voulez vous présenter ? ». Et je me suis présenté au concours pour un poste de professeur au Conservatoire de Strasbourg. Il était précisé que c’était pour la classe d’orgue catholique.

M.B. : Parce qu’à l’époque elles étaient scindées ?

M.C. : Eh bien, oui. Tout cela était né du fait que l'on enseignait l’orgue dans les écoles normales protestantes et dans des écoles normales catholiques. Or, après la guerre avec le régime redevenu français, l’enseignement de l’orgue dans ces écoles avait disparu. Encore que A. Stricker ait continué à enseigner l’orgue dans les écoles normales protestantes, mais je ne sais pas dans quelles conditions. Il y avait aussi un professeur d’orgue dans les écoles catholiques. Mais durant cette période j’ai enseigné l’orgue au Conservatoire de Strasbourg à un grand nombre d’instituteurs qui désiraient faire de l’orgue.

M.B. : Les progrès en facture d’orgue et en musicologie ont été spectaculaires ces dernières années ; n’a-t-on finalement pas tout découvert et reste-t-il quelque chose à défricher dans les années à venir ?

M.C. : Oui, certainement. L’orgue ancien commence à être connu par un certain nombre de facteurs d’orgues en France et à l’étranger. Dire qu’on a découvert tous les secrets des instruments classiques ce serait exagéré, car je pense qu’il reste encore beaucoup de choses à découvrir, notamment dans le domaine des anches à la manière de Clicquot, de Dom Bedos. Quand on lit Dom Bedos, tout d’abord on croit qu' il suffit de lire le traité et on a le mode d’emploi pour construire un instrument du 18e siècle. En réalité, ce n’est pas tout à fait vrai ! Pour ce qui est des jeux à bouche, on a réalisé assez bien finalement les synthèses des pleins jeux, de l’ensemble des fonds. Mais pour les anches, je crois qu’il reste encore beaucoup de choses à découvrir. Quand Dom Bedos aborde ce problème, il est loin de le résoudre. Il dit : pour les anches, certains facteurs martèlent les languettes d’un seul côté, certains les recuisent, d’autres les martèlent des deux côtés. Mais il ne dit pas ce qu’il faut faire ! Parce qu’il est évident que les sources auxquelles il a puisé (Clicquot ou autre) les gens n’avaient pas livré des secrets d’atelier. Et c’est dans ce domaine-là où il reste encore des choses à trouver ! D’ailleurs vous remarquerez que très souvent quand un facteur (même qui n’est pas de renom extraordinaire) fait un orgue français, il réussit en général assez bien le plein jeu et le fond d’orgue. Mais les anches c’est la partie la plus délicate et en général, c’est pas toujours très réussi !

M.B. : Vous répondez pratiquement à la question suivante qui était de dire : n’y a-t-il pas un danger à confier un travail à un facteur étranger dans un orgue très typé ?

M.C. : Cela dépend de qui on parle ; vous comprenez, c’est une question de personne. Je connais des facteurs d’orgue allemands qui feraient de parfaits instruments français. Un monsieur comme Ahrend, qui est un très grand facteur, son premier travail en France était un orgue pour le frère Jacquennot qui était à Taizé. Et Jacquennot aimait beaucoup l’orgue de Souvigny. Et bien Ahrend est allé à Souvigny, il a entendu l’instrument, il l’a examiné de très près et il a refait des anches qui sont très proches de ce que l’on entend là-bas ! Par contre, il y a d’autres exemples plus malheureux. Je suis persuadé qu’un grand facteur comme Ahrend, vous lui donneriez un grand 16 pieds, il l’étudierait, il aurait vite fait de découvrir la technique qui a présidé à l’élaboration de cet instrument. Et il le ferait parfaitement !

M.B. : Finalement, ici à Marienthal, on est en présence d’un orgue des années 60 ; aujourd’hui ces instruments sont un petit peu regardés par les jeunes générations comme des instruments dépassés. Pourtant c’était une étape indispensable pour arriver à ce qu’on fait aujourd’hui en facture d’orgue.

M.C. : Oui, certainement ! Il faut dire qu’à l’époque, j’ai beaucoup admiré Marienthal, y compris le buffet. Ce buffet n’a rien de très rare dans l’élaboration du dessin, mais c’était la première fois qu’on trouvait un orgue dont la structure n’était pas une façade libre de tuyaux disposés un peu d’une manière désordonnée. Et c’était la première fois qu’on trouvait la structure d’un grand orgue, d’un positif avec les signes extérieurs apparents, vous voyez ce que je veux dire. Dans la facture immédiatement précédente (néoclassique) l’orgue fait fouillis ! C’est ce que certains appelaient «le mariage de l’étain et de la pierre ». Ça n’a pas été inventé en France ! Ça a été fait dès le 19e siècle an Allemagne par la maison Walker.

M.B. : Jean-Sébastien Bach n’a connu, hélas, que les débuts du piano, alors que les baroqueux ont bâti un mur entre le piano et l’orgue ; quel est votre sentiment par rapport à l’interprétation des oeuvres pour clavecin au piano ?

M.C : D’une manière générale, je répondrais à cette question de la manière suivante : il existe des musiciens qui connaissent un grand nombre de traités, qui feront parfaitement les agréments, qui mettront en pratique des registrations, mais il n’y aura pas beaucoup de musique ! C’est-à-dire que ce qui comptera en premier lieu ce sera surtout les connaissances théoriques. Or, je me souviens combien j’ai été impressionné (et je le suis toujours !) par certains grands pianistes comme Fischer qui jouait tous les concertos pour clavecin au piano. Si vous les écoutiez aujourd’hui, vous verriez que l’agrémentation est complètement à côté ! Chez Fischer, il n’y a aucun agrément bien fait ! Mais Fischer dominait la musique, il la conduisait comme il voulait avec un sens musical étonnant ! Je préfère encore quelqu’un comme cela à un froid théoricien. Alors, ça dépend des cas : vous disiez que Bach n’a pas connu le piano, il en a joué quelques-uns, c’est vrai. Et son expérience avec Silbermann n’a pas été très concluante. Mais, plus tard (s’il avait vécu après 1750), il aurait connu à ce moment-là les pianos français et les pianos italiens qui étaient faits dans les années 1760/1780, et ça, c’était pas des essais, c’était déjà des pianos dans lesquels on pouvait déceler la maîtrise de conception et de réalisation du constructeur. C’était le piano de Mozart. Vous savez, le piano de Mozart était extrêmement sensible et extrêmement beau. Comme la sonorité était très légère (évidemment, on ne peut pas refaire le passé ni prêter aux disparus certaines attentions) mais il est possible qu’un piano comme ça ait plu à Jean-Sébastien Bach.

M. B. : Passons maintenant à la liturgie : on dit que l’orgue est lié à la liturgie (il y a les messes de Couperin, les chorals de Bach ou encore les œuvres de Messiaen). Pour vous, ces œuvres sont-elles un commentaire de texte ou plutôt un commentaire musical ?

M. C. : Messiaen a écrit de la musique religieuse, mais il n’a pas écrit de la musique liturgique ! c’est-à-dire utile pour la liturgie. Vous n’avez pas de communion, pas d’offertoire, pas d’entrée, de sortie (même si l’on peut prendre « Dieu parmi nous » comme sortie). Mais là n’est pas le but ! Ce sont des grands poèmes symphoniques sur les paroles de l’Ecriture mais ça ne rentre pas dans le cadre d’un office.

M.B. : Mais écouter Messiaen à un concert et l’écouter durant une communion : est-ce que pour vous ça ne trouve pas plus son sens dans l’office ? Est-ce que ça n’a pas un impact plus grand ?

M.C. : Si, c’est vrai ! prendre des œuvres de jeunesse (par exemple « Le Banquet céleste ») à la communion, oui, bien sûr ! Mais les grandes œuvres comme la Nativité ou l’Ascension, n'ont pas été écrites dans cette intention-là. Je pense qu’on pourrait les inclure certainement dans un office, il n’y a pas de doute. Mais je pense qu’il ne les a pas imaginés pour ça ! Lorsque j’étais allé entendre Messiaen, j’avais entendu « les Corps Glorieux » à la Trinité. Il le faisait à l’occasion de messes basses. C’est-à-dire que ce n’était pas de la musique liturgique qui s’insérait vraiment dans l’office. C’était les messes qu’on appelait « les messes en musique » à Paris ! Ça avait d’ailleurs provoqué des réclamations parmi les paroissiens qui trouvaient cette musique un peu moderne. Alors le curé de la Trinité avait trouvé une solution : il avait dit à la messe de 10 h., vous jouez de la musique « classique », et à midi, vous faites ce que vous voulez, vous jouez votre musique ! alors les gens qui ne sont pas contents à midi, je leur dirai : venez à 10 heures ! C’est comme ça que ça avait été résolu là-bas !

M.B. : L’Eglise traverse aujourd’hui une crise de vocations. Etes-vous inquiet quant à l’avenir de l’orgue en tant qu’instrument liturgique ?

M.C. : En tant qu’instrument liturgique : oui, l’avenir me semble assez sombre ! Mais j’espère, parce que j’ai gardé l’espérance au cœur. Vous voyez, ce qu’on avait instauré à Saint-Séverin (en 1964) ce n’était pas une coupure par rapport à l’ancienne liturgie, ce n’était pas non plus le retour au rituel de Pie V, mais on avait par exemple, notamment avec le Père Duchesneau, retrouvé des pièces qui étaient exécutées à Saint-Séverin comme la séquence qui était chantée à ce moment-là. On avait retrouvé un certain nombre de timbres sur lesquels on avait calqué des paroles françaises. Et on avait ainsi une certaine continuité entre le passé et le présent. Et j’aimais assez cette formule-là ! On utilisait aussi les chorals, sur des mélodies de Bach ou antérieures, sur lesquels on mettait également des paroles françaises. Et ce n’était donc pas une coupure complète. Et je me suis rendu compte d’une chose, c’est que beaucoup de fidèles ont été souvent désappointés dans la nouvelle liturgie, parce qu’ils ne retrouvaient plus rien de ce qu’ils avaient aimé autrefois ! Et vous avez certains dominicains qui ont eu la bonne idée de refaire des cantiques sur des paroles déjà existantes : « Venez Divin Messie » ou « Il est né le Divin Enfant ». Dans ma jeunesse on chantait « depuis plus de quatre mille ans, nous le promettaient les prophètes » ; on sait très bien qu’on l’attendait depuis plus de quatre mille ans, ou du moins la terre n’avait pas été créée 4000 ans avant la naissance du Christ ! Alors, la faiblesse de ces paroles avait été abolie par ces dominicains qui ont eu l’intelligence de conserver la première phrase du cantique ; c’est-à-dire on chante toujours « il est né le Divin Enfant » ou « Les anges dans nos campagnes » qui marquent la période de Noël, même si la suite des paroles est changée. C’est pour cela que je n’ai jamais accordé beaucoup d’importance aux paroles de la Marseillaise parce que ce qui compte c’est « Allons, enfants de la patrie ». Ce qui suit, personne ne sait ce que ça veut dire ! Et quand vous l’analysez froidement, c’est monstrueux ! Mais finalement, (personnellement j’ai chanté ça, j’avais 7 ou 8 ans) le "sang impur qui abreuve nos sillons", ça ne m’a jamais frappé outre mesure ! Je crois que la mémoire musicale est importante dans les premiers mots d’un cantique ou d’une hymne. « Allons, enfants de la patrie », tout le monde sait ce que ça veut dire ! Et « Venez divin Messie », c’est pareil. Et alors les gens se seraient sentis coupés d’une tradition si on avait conservé l’air mais pas le début du cantique.

M.B. : On parle de concerts d’orgue, c’est finalement une chose assez récente. Les concerts d’orgue paraissent souvent inaccessibles aux néophytes : quelles solutions pourrait-on imaginer pour les rendre un peu plus accessibles, un peu plus attractifs ?

M.C. : C’est l’affaire des solistes qui se produisent à l’orgue. Je pense que dans un programme, si on veut le rendre accessible au public, tout en mettant des pièces peu connues, voir de la musique contemporaine, il faut toujours mettre une ou deux œuvres connues du public ! C’est quelque chose d’important. Il ne faut pas craindre de jouer la toccata en ré mineur, ou bien des pièces plus connues comme « le choral du veilleur », des choses comme ça. Et c’est ce que faisait Guillmant en 1878, lorsqu’il jouait au Trocadéro. Guillmant composait des pastorales, des pièces faciles, et ça lui permettait de jouer les chorals de Leipzig.

M.B. : Et que pensez-vous du commentaire de l’interprète pendant un concert ? Est-ce que vous y êtes favorable ?

M.C. : Dans certains cas, ça peut être utile, oui, effectivement. Si on découvre quelque chose de nouveau dans une oeuvre, si on a une vision nouvelle, peut-être. Pas systématiquement, il ne faut pas que le concert soit un cours de musicologie, mais ça peut être un contact avec l’interprète (qui est lointain sur sa tribune). Peut-être là faut-il faire le commentaire avant le concert, dire quelques mots à l’assemblée, oui, je serais assez partisan de faire ça.

M.B. : Depuis combien d’années êtes-vous enseignant dans le domaine de l’orgue ?

M.C. : J’ai commencé à Strasbourg en 56.

M.B. : Avec votre expérience, pourriez-vous nous dire si l’école d’orgue française est toujours une des meilleures du monde ?

M.C. : On disait cela, c’était très flatteur, c’était très intéressant. Quand moi j’étais avec Dupré on disait ça, mais est-ce que c’était vraiment ça ? Je n’en suis pas sûr, moi ! Parce que, au moment où on affirmait cette chose-là, j’étais allé en Allemagne, aux Etats-Unis, et j’avais trouvé des gens qui étaient très forts.

M.B. : Mais qui avaient tout de même tous eu un lien avec l’Europe, les sources, elles, sont quand même là !

M.C. : C’est-à-dire qu’en France, on a eu toute une quantité de très bons improvisateurs. C’est peut-être ça que sont venus chercher les étrangers qui venaient en France, car ça se pratiquait beaucoup moins dans les autres pays. C’est une tradition française qui est née des exigences de la liturgie. Au fond, on improvisait pour ça au début. Pourquoi : parce que dans les pays de religion protestante (aussi bien les luthériens que les calvinistes ou les anglicans), l’office se déroule d’une autre manière. Aujourd’hui, c’est très curieux, parce que le début d’un office catholique est assez semblable à ce qu'est encore l’office protestant. C’est-à-dire qu’au début d’un office, on chante un cantique, un choral, alors qu’autrefois, on avait l’aspersion, (on chantait l’Asperges me) ensuite il y avait un introït grégorien.


Classe de Maître de l'Union Sainte Cécile à Marienthal (67)

 Les fidèles n’ouvraient pas la bouche, c’était chanté par des solistes, tout cela ! Les fidèles chantaient seulement à partir du "Kyrie".

Aujourd’hui, c’est très différent. Le prêtre sort de la sacristie, se rend en procession à l’autel et on attaque à ce moment-là un chant, souvent de style choral ; c’est ce qui se passait dans l’église protestante depuis toujours. Seulement, le trajet du pasteur protestant était toujours le même. Dans une cathédrale, vous savez par expérience que le prêtre qui sort de la sacristie a un parcours considérable à faire, il passe par le bas-côté, il remonte par la nef ; ça dépend de plus du jour et de celui qui officie. Si c’est un homme de 82 ans, il montera à l’autel beaucoup plus lentement qu’un jeune de 25 ans ! Donc, il faudra proportionner l’entrée de l’office par rapport à l’action liturgique. Déjà ça vous oblige pratiquement à improviser l’entrée, ou alors, vous jouez une entrée qui est écrite, et après, vous improvisez suivant les besoins. Dans l’église protestante, c’était pas comme ça ! D’abord, on n'avait pas cette procession. En sortant de la sacristie, le trajet était assez court, le pasteur s’asseyait et puis l’organiste préludait toujours assez rapidement. C’était donc totalement différent ! Et c’est ainsi que dans l’église catholique, il y a une quantité de gestes liturgiques qui ont imposé l’improvisation par rapport à la musique écrite. Et ça a toujours été comme ça ! La longueur d’un Offertoire, par exemple : c’est très difficile. Et c’est pour cela que dans Titelouze, et chez certains auteurs, vous avez des (j’emploie un langage un peu SNCF !)  ... vous avez des arrêts facultatifs ! C’est à dire, dans les hymnes de Titelouze, là où il y a une croix, ça veut dire : vous pouvez vous arrêter là. Par exemple dans les « Magnificat » : vous aviez des encensements. Alors dans une cathédrale, ça durait plus longtemps que dans une petite église où il y avait moins de monde. Donc, il fallait pouvoir proportionner les versets du « Magnificat » à l’action liturgique.

M.B. : Parlons un petit peu discographie : on aimerait bien savoir dans votre grande discographie, impressionnante ( j’ai compté plus de 60 enregistrements, il y en a peut-être même plus !) par rapport à l’œuvre de Bach, de Buxtehude, quand vous écoutez ces enregistrements aujourd’hui (si vous les écoutez), auriez-vous la même approche concernant les tempi que vous aviez adoptés à l’époque, il y a une trentaine d’années ?

M.C. : Je vais vous dire : je ne les écoute jamais ! Et je n’ai même plus l’intégrale de Bach que j’avais réalisée il y a quelques années ! Ça ne m’intéresse pas ! C’est-à-dire que je prends un grand soin pour les enregistrements, mais une fois que c’est fait, que c’est dans le domaine public, c’est fini !

M.B. : Vous êtes en constant renouvellement ?

M.C. : Oui, à tel point que j’ai eu des élèves au Conservatoire de Paris qui me demandaient : tiens, qu’est-ce que vous faisiez à cet endroit-là ? Je répondais : je ne sais pas ! Par hasard, j’ai réécouté une ou deux œuvres qui ne correspondaient plus aux idées que je me faisais. Vous savez, les enregistrements de Bach, je les ai faits en 67/68 à peu près. C’est pour cela que je ne les ai jamais refaits. On m’avait demandé de refaire l’intégrale, je referais bien peut-être un certain nombre de pièces, qui me satisferaient plus tout à fait aujourd’hui, à l’écoute. Mais tout refaire, ça ne me dit rien du tout !

M.B. : A quoi sont dus ces changements ?

M.C. : Aux connaissances qu’on peut acquérir dans la vie, à des détails ou d’exécution, ou instrumentaux.

M.B. : Alors peut-être pourrait-on dire que pour vous le disque est un produit un peu artificiel qui porte un peu préjudice au concert, vous allez plutôt vers le concert ?

M.C. : Oui, c’est vrai ! Encore que les trois derniers disques que j’ai faits, ça s’appelle « Dole, l’orgue aux trois visages ». Je me suis expliqué dans la préface de ces disques sur ma démarche. Ce que je n’ai pas dit dans la notice, c’est que je considère ces disques un peu comme mon « testament ». Je ne vous dis pas que je vais disparaître tout de suite après le troisième disque, j’espère encore avoir un petit délai ! Mais mon testament, parce que vous remarquerez que ce sont les premiers disques que je fais sur l’orgue de Dole ! J’en ai jamais faits avant ! Et cet orgue-là, je l’ai joué pour la première fois en 1941 ! J’avais 11 / 12 ans à l’époque. Ce que j’ai joué à l’époque, je n’en sais rien ! Et je m’étais un peu interdit d’enregistrer quoi que ce soit, parce que il me semblait que dans cet orgue, il y avait encore un certain nombre de mystères, de choses extraordinaires à découvrir. Et puis, il  y a quelques années, pensant que j’avais trouvé vraiment quelque chose de nouveau, je me suis dit : je vais le fixer sur disque, et je le considère un peu comme une image de tout ce que je sais, de tout ce que j’avais appris au contact de cet instrument. C’est à dire que cet orgue est bien pour la musique française des 17e et 18e siècles, et pour la musique romantique.

M.B. : Donc, Dole, c’est le début, c’est le déclic ; là vous nous expliquez que vous arrivez avec un testament, et entre il s’est passé beaucoup de choses, alors on ne peut pas vous demander quel est l’instrument qui vous a le plus marqué. Dole a certainement une place prépondérante ?

M.C. : Oui, mais il y en a d’autres, par exemple les grands instruments Schnitger d’Allemagne, ces instruments-là m’ont profondément ému, et puis d’autres instruments français comme Saint-Maximin, Poitiers, ou bien alors les grands Cavaillé-Coll : Saint-Sulpice, Poligny.

M.B. : Je pense que les instruments classiques français, comme Saint-Sulpice, sont plus intéressants à entendre qu’à jouer, qu’en pensez-vous ?

M.C. : Vous savez, Saint-Sulpice, j’y ai passé un bon moment, et j’avoue que j’ai été impressionné par les possibilités de cet orgue, notamment quand on utilise les accessoires qui sont peu utilisés comme les octaves graves. Quand vous jouez tout à fait dans l’aigu, et que vous mettez les octaves graves, vous doublez la sonorité de l’orgue, c’est fantastique ce qui se passe à ce moment-là ! Et comme c’est un orgue fondé sur le 32 pieds, vous n’avez jamais l’impression de renverser l’harmonie. Mais, j’allais dire, c’est presque des procédés d’improvisateur, il n’y a pas de musique écrite où vous trouvez ça !

M.B. : J’ai compris beaucoup de choses au niveau de la musique française le jour où vous m’avez emmené à Dole. Quand on touche un orgue comme ça, il y a quelque chose qui se passe, plus que sur un orgue symphonique.

M.C. : Oui, c’est vrai ! Maintenant, sur un orgue symphonique, ça me choquerait d’avoir le toucher d’un orgue classique, et je m’accommode bien d’un toucher avec machine Barker quand j’entends ces sonorités-là. Tout ça c’est lié.

M.B. : Si jamais une ou un jeune organiste (car maintenant les filles se mettent de plus en plus à l’instrument !) commence l’orgue chez vous et vous demandait des conseils, est-ce qu’il y en a que vous lui donneriez ? Faut-il commencer par l’orgue ou par le piano ? Y a-t-il des choses qui vous semblent définies ?

M.C. : Vous savez, en une trentaine d’années d’enseignement, j’ai eu tous les cas de figure : j’ai vu par exemple un jeune organiste qui s’est présenté à Strasbourg. C’était un élève de mon collègue Marc Schaeffer. Il n’avait jamais fait de clavier. M. Schaeffer l’a mis à l’orgue et puis au bout de quelques années, il a bifurqué ; et maintenant, c’est un pianiste virtuose ! Et puis vous avez des gens de l’époque (quand j’ai fait mes études d’orgue) qui pensaient que c’était impensable de commencer directement à l’orgue, il fallait toujours faire du piano. D’ailleurs l’examen d’entrée au conservatoire pour l’orgue consistait aussi dans l’exécution d’une pièce pour piano. Il fallait jouer un prélude et fugue de Bach (du Clavier bien tempéré) alors qu’on le joue à l’orgue ou au piano ! Et en plus de ça, si on avait jugé uniquement sur l’épreuve de piano pour rentrer en orgue, on n'aurait jamais reçu qui que ce soit !

M.B. : C’est vrai qu’à la fin des années 70, je me souviens du concours d’entrée au Conservatoire, il y avait une épreuve de piano, importante.

M.C. : Oui, seulement si vous vous présentez au violoncelle, on ne vous demande pas de jouer de l’alto ! C’est pour cela que c’est bizarre !

M.B. : Encore quelques courtes questions un peu plus amusantes : on sait que vous ne prenez jamais de vacances. Si vous deviez vous retirer sur une île déserte en vacances, qu’est-ce que vous emporteriez dans vos bagages ?

M.C. : Je ne prends jamais de vacances, c’est vrai. D’ailleurs, je n’ai jamais travaillé non plus puisque j’ai toujours « joué ». Alors, vous voyez, mes vacances sont un peu là aussi. Et j’ai toujours aimé, lors de mes déplacements, visiter les pays, les gens. J’ai tellement voyagé dans ma vie que finalement ça ne m’est jamais venu à l’idée, rentrant chez moi de repartir pour visiter quelque chose. Mon métier m’a suffi pour ça ! J’ai toujours pris le temps en général de visiter et de voir énormément de monuments, pas seulement des orgues, mais un peu de tout quand je vais à l’étranger. Et dans ce que j’emmènerais sur une île déserte, je ne sais pas. Parce que je me vois mal sur une île déserte ! Je ne sais pas très bien ce que j’y ferais ! Ça m’est assez difficile d’imaginer ça ! Quand j’étais enfant j’avais des goûts qui n’étaient pas ceux de la plupart des gens, c’est-à-dire ma mère rêvait pour moi des grands espaces, de la campagne, l’air pur de la montagne ; moi j’aurais aimé passer mes vacances dans une usine métallurgique (une fabrique de locomotives par exemple), ça m’intéressait plus que d’aller respirer l’air pur des montagnes ! Alors c’est pour ça que sur une île déserte, je serais quand même assez désemparé.

M.B. : Par rapport à votre nouvelle fonction d’organiste à Versailles, certains disent que vous êtes devenu l’organiste du Roi, est-ce que c’est aussi un couronnement de jouer cet instrument-là ?

M.C. : Savez-vous comment j’ai été nommé au poste de Versailles ? Je m’occupais de l’orgue au titre des monuments historiques. En 1995, alors que la retraite du conservatoire approchait, Decavel me dit : tiens, l’année prochaine tu seras à la retraite, pourquoi ne postulerais-tu pas pour le poste d’organiste à Versailles ? C’est ce que j’ai fait et on m’a nommé. Et j’avoue que j’en étais très content, parce que, comme vous le savez, j’ai toujours aimé l’orgue ancien, et effectivement pour moi c’était un peu la fin d’une carrière qui se termine bien à Versailles. Et très souvent, je joue cet orgue le soir, il y a tout un mystère dans cette chapelle, et je vous avoue que c’est assez émouvant de penser que, lorsque vous jouez Couperin, Marchand, tous ces gens-là ont entendu la même chose, dans la même acoustique. Je ne dis pas qu’ils ont entendu le même orgue joué de la même manière, mais on a l’ambiance du lieu ! Et ça c’est magique !

M.B. : Avez-vous l’occasion d’aller au cinéma ou au théâtre ?

M.C. : Oui, ça m’arrive. mais ça c’est au hasard des choses. Je ne peux pas dire que j’ai un style dans le théâtre ou dans le cinéma qui m’attire ; disons que je suis plutôt amené par des amis. J’y suis allé il n’y a pas très longtemps, voir un opéra, j’ai vu Faust de Gounod (où il y a de l’orgue et je l’avais d’ailleurs joué moi aussi car j’avais fait des remplacements à l’opéra).

M.B. : Est-ce que vous composez ?

M.C. : Non ! Sauf des pièces qui seraient d’usage liturgique paroissial. J’ai écrit des cantiques, des choses comme ça. Il y a un certain nombre d’années, j’avais écrit quelques pièces d’orgue, mais je n’ai pas donné suite à ça, j’estimais que je n’avais rien de spécial à dire. Par contre, j’aime bien l’improvisation. Je l’avais abandonnée durant un certain temps, et je l’ai reprise il y a quelques années.

M.B. : Eh bien , merci beaucoup pour ce que vous nous avez livré et on essayera d’en faire profiter d’autres pour que tout ce que vous dites soit transmis et permette à d’autres d’avoir aussi cette énergie que vous nous donnez ! C’est très important !

Transcription Hubert Heller

UNION SAINTE CECILE